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1918 : l’Ukrainienne Fanny Kaplan tire sur Lénine

le par - modifié le 03/01/2023
le par - modifié le 03/01/2023

Lorsque la militante socialiste « Fanny » fait feu sur le chef d’État bolchévique, les journaux français crient hourra à l’unisson ; le dictateur semble mort. Mais c’est pourtant lorsqu’il sera déclaré sain et sauf que l’événement révélera l’étendue de sa signification.

Paris, 1er septembre 1918. La nouvelle sensationnelle figure dans toute la presse française : le chef révolutionnaire Lénine, qui vient de renverser la première expérience démocratique en Russie, vient d’être victime d’un attentat.

Le lendemain, sous le surtitre éloquent de « Un heureux événement », Le Matin confirme : « Lénine serait mort ». Le XIXe siècle donne quelques informations sur les conditions dans lesquelles le dictateur aurait été assassiné :

Le Petit Journal apporte quant à lui une précision déconcertante : les assassins seraient des jeunes filles appartenant « à des milieux cultivés ».

Certes, on savait les bolchéviques en difficulté. Prenant ses désirs pour des réalités,  Le Matin annonçait que, suite aux déroutes militaires de l’Armée rouge, « Le régime de Lénine touch[ait] à sa fin ». Pour La Gazette de Biarritz-Bayonne, cette annonce sensationnelle consacrait tout simplement « la fin du bolchévisme », c’est-à-dire la fin d’une expérience funeste.

Le chef des bolchéviques disposait alors des pleins pouvoirs et il venait de balayer les derniers vestiges du régime pluraliste issue de la Révolution de février. En juillet 1918, il recommandait de pendre publiquement les paysans révoltés, « ces sangsues de koulaks ». Le parlement russe, la Douma, a été dissout et l’ancien allié, le Parti socialiste révolutionnaire, est désormais en lutte contre les nouveaux maîtres du Kremlin.

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Mais vu de Paris, Lénine est d’abord l’homme qui a brisé l’alliance franco-russe et signé une paix ignominieuse avec l’Allemagne, à Brest-Litovsk. Libérée à l’Est, l’armée allemande a pu ensuite envoyer quantité de divisions à l’Ouest qui sont passées à l’offensive en France et en Italie.

Le crime perpétré contre le chef des bolchéviques, dont on sait que les Allemands ont facilité le trajet de Suisse vers la Russie l’année précédente, sonne donc comme un acte de justice. Un coup porté contre les Bolchéviques, c’est donc un revers pour l’Allemagne, encore loin d’être vaincue. Le quotidien de droite La Liberté triomphe :

« Lénine disparu, son parti n’aura plus qu’à sonner le glas de ses dernières espérances.

En vérité, depuis quelque temps, tout se retourne contre les Allemands. Leur veine insolente des premiers temps de la guerre se transforme en une sombre guigne. Leurs meilleurs agents les abandonnent ou succombent sous les coups de la fatalité inexorable. »

Las, le bien nommé Le Rappel met fin aux festivités le 3 septembre : « Le mort irait mieux ».

Lénine aurait réchappé aux coups des régicides.

Que signifient ces annonces contradictoires ? Que s’est-il donc passé ?

Moscou, 30 août 1918, quartier de Zamorskvorestsie au sud de la « nouvelle » capitale du non moins récent État soviétique. Le président du Conseil des commissaires du Peuple Vladimir Ilitch Oulianov dit Lénine sort de l’usine d’armement Mikhelson. Il vient d’être acclamé par les ouvriers et converse avec des moscovites présents dans la cour de l’usine. Il s’apprête à monter dans sa voiture lorsque claquent plusieurs coups de feu.

Deux balles font mouche, et l’architecte du totalitarisme s’effondre. L’Œuvre rapporte qu’il a été touché au cou et à l’omoplate. Le chauffeur se saisit du blessé qui saigne abondamment et l’emmène tout droit au Kremlin, de peur que d’autres conjurés n’achèvent leur victime.

Le lendemain de l’attentat, La Pravda publie un communiqué officiel que Le Soir reproduit. Les coupables sont naturellement déjà désignés :

« Les coupables ont été arrêtés, leur identité sera établie et il est hors de doute qu'on trouvera là aussi les traces d'un complot des partisans de la droite et des individus à la solde des anglo-français […]

A l'attentat qui a été commis sur le chef des prolétaires, ceux-ci répondront par un système de terreur impitoyable contre tous les ennemis de la révolution...

Vous frapperez un coup décisif contre les bourgeois et vous assurerez définitivement les conquêtes de la révolution d'octobre. La meilleure garantie du triomphe de la classe ouvrière est le calme et la méthode.

Tous à vos postes ! Le président du Comité central exécutif, SVERDLOFF. »

Les « coupables arrêtés » sont une seule, on l’appelle Dora. Elle s’appelle Fanny, elle est née à Kiev, en Ukraine, dans une famille juive.

On a dit qu’elle s’était enfuie sur un navire, mais la jeune socialiste a été arrêtée sur place et conduite immédiatement dans les geôles de la Tcheka, pour cinq jours abominables.

Plus que son mobile ou ses raisons, c’est son profil qui interpelle. Son courage aussi.

Pour Le Petit Parisien, citant des sources allemandes, il s’agit de la « célèbre terroriste Dora Kaplan », une militante socialiste, tout d’abord marquée par l’anarchisme. Comme ses confrères, le journal souligne le fait que la jeune trentenaire avait précédemment attaqué un commissaire de la police, « redouté de façon générale et haï par les révolutionnaires » tandis que celui-ci la soumettait à un interrogatoire. Elle avait été alors dénoncée comme membre du Parti socialiste révolutionnaire par un agent infiltré et avait écopé de treize ans de travaux forcés, en Sibérie. Elle avait réussi à s’échapper.

L’Œuvre présente à ses lecteurs la « Charlotte Corday » russe :

« Celle qui voulut tuer Lénine a trente ans. Elle est née en Russie méridionale de parents Israélites et a fait ses études en pharmacie et en philosophie.

Dès 1905 elle s'intéressa au mouvement révolutionnaire et fut arrêtée à Kiev comme faisant partie d'un groupe anarchiste. Elle s'évada de prison en 1906 avec trois de ses amies, habillée en infirmière. Mais elle commit l'imprudence d'indiquer sa demeure à Azef, le célèbre agent provocateur russe ; elle fut arrêtée quelques jours après sa fuite.

Pendant ce nouveau séjour, Dora avait pu se procurer un couteau, et comme le chef de la gendarmerie russe, le générai Nowitzchke, lui proposait de l'enrôler dans la police. Dora se servit de son arme et blessa légèrement le fonctionnaire. Cela lui valut d'être déportée en Sibérie. »

D’après certaines sources, Fanny Kaplan aurait été lynchée par la foule et serait agonisante ; on tâcherait de la maintenir en vie afin de pouvoir l’interroger. Mais, à en croire La Dépêche, le gouvernement bolchévique recevrait quantité de lettres menaçant de mort « les membres des Soviets » dans le cas où ils oseraient fusiller la jeune femme.

Interrogée sans relâche par la Tchéka, la sinistre police politique bolchévique dirigée par Félix Dzerjinski, Fanny refuse d’associer qui que ce soit à son geste et assume entièrement son acte. Le 9 septembre, Le Petit Parisien annonce que la jeune femme a été exécutée quelques jours auparavant.

Durant les deux jours qui suivent l’attentat, les bulletins de santé de Lénine sont dans tous les journaux : l’état est grave, mais stationnaire. Le coup a manqué de peu et les chirurgiens ont sauvé le nouveau tsar rouge en lui laissant néanmoins les deux projectiles dans le corps.

C’est l’occasion pour les journaux de présenter Vladimir Lénine, encore assez peu connu du lectorat français :

« LE DICTATEUR

Un homme de taille moyenne, grassouillet. Il n'a rien du démagogue. Il est soigné, son linge est blanc, il porte des vêtements bien coupés. Le peu de cheveux qui lui restent sont arrangés avec art sur un crâne chauve.

Il a la nuque grasse d'un bourgeois, une petite moustache et une petite barbiche blondes. Il a l'air d'un notaire de province du second Empire. Il doit avoir des breloques à sa chaîne de montre.

Il est patelin et souriant, et les airs de héros romantique que prend Trotzki, les accès de fureur, les invectives passionnées ne sont pas son fait, Lénine est satisfait et assuré. Quand il parle, il a de petits mouvements de mains significatifs et insistants. Il s'explique d'un ton docte et tranquille, avec une conviction profonde que rien ne peut émouvoir. On sent qu'il a découvert la vérité et qu'on ne discute pas plus avec lui qu'avec un mystique qui a des visions. »

Mais Le Petit Parisien ne se trompe pas : 

« Le règne sanglant de Lénine est destiné à finir dans le sang. »

En effet,  la répression frappe aussitôt et se mue en terreur. Les bolcheviques profitent de l’attentat pour accroître la proscription de leurs opposants, à commencer par leurs anciens alliés.

L’Éveil rapporte en effet des nouvelles terribles :

« La Pravda a fait un nouvel appel au meurtre contre les ‘socialistes révolutionnaires de droite’, dont 5 000 ont été arrêtés, condamnés à mort et seront exécutés si le ‘parti socialiste révolutionnaire se livre à de nouvelles menées contre les Soviets’. »

Naturellement, la presse communiste présente un portrait à charge de la tyrannicide. Pour La Correspondance internationale, le bulletin du Komintern, elle était une « terroriste éprouvée » doublée d’une « empoisonneuse », formée et entraînée avec trois autres assassins réunis par « l’organisation militaire des Socialistes Révolutionnaires » et financés, naturellement, par « la mission militaire française ».

Selon l’hebdomadaire communiste, la survie « miraculeuse » de Lénine est entendue comme une démonstration du bien-fondé de la révolution soviétique :

« Quelles conclusions tirer de tout cela ?

Il fallait vraiment que la révolution ait raison, qu'elle fût conforme aux aspirations profondes des masses, et aussi qu’elle fût défendue avec une intelligence, une foi, une résolution supérieure pour survivre à tant d'ennemis qui ne reculèrent devant rien. »

Dès lors, les communistes s’attachent à dépeindre la jeune tyrannicide comme un assassin sanguinaire. Tandis qu’on aurait trouvé sur elle des « cigarettes empoisonnées », l’objet, déjà bien étrange et incongru, se transforme dans les jours suivant l’attentat en « armes empoisonnées », puis en « balles empoisonnées », jusqu’à atteindre des proportions inattendues dans la presse européenne, dont le journal Le Mot d’ordre se fait l’écho :

« Copenhague, 3 septembre. – Le correspondant du Hamburger Fremdenblatt à Helsingfors apprend que Lénine a été blessé par des balles explosives empoisonnées ; son état reste critique et l’on craint que, dans deux ou trois jours, les balles empoisonnées ne produisent leur effet […]. »

En 1926, le journal communiste L’Émancipateur réunira le tout dans une relation des faits établie dans un style soviétique académique :

« Là l'attendait la socialiste-révolutionnaire de droite, Fanny Kaplan, dans le dessein de le tuer lui dont le cœur battait pour tous les travailleurs et qui haïssait mortellement les ennemis des ouvriers et des paysans.

Elle était armée d’un browning, aux balles empoisonnées d’un [agent] toxique excessivement puissant, le curare, et tronquées afin de blesser plus dangereusement et de déchirer le corps des ouvriers et des paysans. »

Lorsqu’en 1922, Lénine subira les deux premiers accidents vasculaires cérébraux qui le laisseront hémiplégique puis définitivement invalide, on accusera les deux balles de Fanny demeurées dans le corps du nouveau pharaon rouge.

Cette même année 1922 se déroule le jugement des dirigeants socialistes révolutionnaires survivants. Tous, bien entendu, s’accusent d’avoir armé le bras de Fanny Kaplan, avec nombre de détails.

L’Humanité, qui est désormais le quotidien des communistes français, se fait alors le relais de ce procès de Moscou avant l’heure et présente sans fard les « aveux » des accusés devant la cour :

« À une réunion de la division de notre groupe de combat, on discuta de nouveau pour savoir qui il fallait tuer le premier, si c'était Lénine ou Trotsky. On décida de tuer le premier […]

Pendant trois semaines, nous nous rendîmes donc à toutes les réunions, armés de brownings et de mauser et portant sous nos vêtements des cottes de maille. […]

Pendant ce temps, Fanny Kaplan, Koslow et moi nous devions nous trouver à des endroits désignés et au cas où Lénine apparaîtrait dans une assemblée, les camarades devaient nous faire signe immédiatement.

Lénine vint à Schtschipki et Fanny l'atteignit de balles de fusil. Les trois balles étaient empoisonnées. »

Non sans que d’improbables révélations aient lieu durant le procès : Le Bulletin Communiste assure prétendument que « la balle extraite ces jours-ci, après trois ans, de la poitrine de Lénine, porte les marques de plusieurs rayures qui devaient la rendre plus dangereuse ».

Par la voix d’Amédée Dunois, le journal est sûr que les travailleurs français « reconnaissent à la révolution russe le droit de se défendre ».

« Ils savent que ce n’est pas sa faute si, pacifique et débonnaire par essence, elle a constitué une armée rouge contre ses ennemis de l’extérieur et recouru à la terreur contre ses ennemis de l’intérieur. »

Le geste de Fanny Kaplan connut un second rebondissement, cette fois sous Staline.

Lors du troisième procès de Moscou dit des « 21 » ou du « Bloc des droitiers et des trotskystes antisoviétiques », l’ex-dirigeant bolchévique Boukharine fut désormais accusé d’avoir armé la main de la jeune ukrainienne.

À l’ouest de l’Europe, durant les années suivantes, la postérité conservera la mémoire de Fanny Kaplan comme d’une héroïne dont le geste a manqué de peu de réussir et, peut-être, de changer le cours des évènements.

Pour la revue Les Archives israélites de France, son acte a permis, parmi d’autres, de faire la démonstration que tous les Juifs russes n’étaient pas des partisans du communisme. Il s’agissait alors de démontrer l’ineptie de l’amalgame du « judéo-bolchévisme » brandie alors par l’antisémitisme de droite :

« De ces faits, il faut tirer la conclusion que l’accusation de pactiser avec le bolchevisme lancée contre les Juifs et qui a fourni matière aux pogromes, ne tient pas debout et n’a été qu’un prétexte à assouvir des haines et des rancunes séculaires. »

Bien plus tard, en 1948, en passant en revue les grands assassinats du siècle, de l’archiduc François-Joseph à Jean Jaurès, de Rosa Luxembourg à Louis Barthou en passant par la tentative de Fanny Kaplan, La Gazette provençale s’essayait à une étude rétrospective sur les conséquences de ces attentats.

Voulant démonter par son titre que « L'Histoire » avait fait la démonstration de l’inefficacité de l’acte l’article recelait pourtant une toute autre proposition, invitant à la réflexion :

« L’examen de la longue liste des meurtres politiques connus en Europe, commis généralement par des hommes de droite, mais parfois aussi par des militants d'extrême gauche, prouve que ces assassinats ont le plus souvent eu, sur le plan politique, des conséquences tout autres que celles que le meurtrier pouvait espérer. »  

Édouard Sill est docteur en histoire, spécialiste de l'entre-deux-guerres. Il est chercheur associé au Centre d’Histoire Sociale des Mondes Contemporains.