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Un grand avocat écrit dans la presse : Henry Torrès

le par - modifié le 05/01/2022
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Célèbre défenseur de militants d’extrême gauche dans l’entre-deux-guerres et personnage médiatique haut en couleurs, Me Torrès fut aussi un journaliste de premier ordre. En témoignent ses coups d’éclat  pour L’Humanité, L’Œuvre ou Gringoire.

« Henry Torrès ? Non. Henry Torrent ! II porterait, ainsi, exactement son nom. » Ainsi Eugène Merle débute-t-il son article, en ce 11 mai 1926, dans Paris-Soir. Il poursuit : 

« La phrase, oui. Les mots, oui. 

Mais cette parure somptueuse, cet ajustement aux cadences régulières, ornées et fleuries, ne sont là que pour envelopper les idées à l'égard desquelles le culte respectueux de Torrès, mécréant impénitent, confine à la plus absolue des dévotions. »

En cette seconde moitié des années 1920, l’avocat Henry Torrès (1891-1966) est déjà immensément célèbre. Comme l’indique l’historienne Nicole Racine : « Bien vite il se fit un nom en commençant à défendre des militants d’extrême gauche ; il entama ainsi une grande carrière d’avocat où il plaida dans de nombreuses affaires politiques […] ». Les journaux, revues et autres périodiques s’entendent tous pour souligner ses qualités d’éloquence et la force de son verbe.

Mais s’il use des mots dans sa profession d’avocat, s’il sait les y manier, s’il sait les y aimer, il les goûte tant qu’ils vont le mener dans les colonnes des journaux. Des journaux auxquels il a commencé sa collaboration il y des années : à La Vérité, par exemple, dont il a été secrétaire général et où il a tenu en 1918 une rubrique « Pour les poilus » puis des « Croquis d’audience » ; où il livra des récits, aussi. A L’Humanité, dont il fit un temps partie du Comité de rédaction et où, en 1921-1922, il a été en charge d’une rubrique « Polémiques », dans laquelle il a traité de questions juridiques ou judiciaires, de politique, d’économie… 

Le 16 juin 1921, le vigoureux titre de celle-ci, « Explosions ! », débute ainsi :

« Quand une poudrière saute, toutes les poudrières des environs dans un rayon de plusieurs kilomètres sautent avec elle. 

Le même phénomène de contagion explosive se produit pour les établissements de crédit. Quand une banque saute, toutes les banques du voisinage sautent avec elle. » 

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Et bien entendu, le flamboyant avocat ne s’efface pas devant le journaliste, et ne dédaigne pas, à l’occasion, ferrailler, d’autant plus quand il s’agit d’un adversaire de taille, un adversaire à sa mesure, un ennemi politique représentatif de ce qu’il abhorre. Toutefois le fleuret peut se faire piquant au lieu d’être bonnement perçant, et, le 15 mars 1922, dans son article « Traître à son roi » où il tourne en ridicule le polémiste d’extrême droite Léon Daudet, il nous offre la saveur de l’art du sarcasme : 

« Convient-il de s'en réjouir ou de s'en plaindre ? Léon Daudet vient de se rallier à la République.

Cet événement était prévu de tous ceux qu'un sévère devoir professionnel contraint à lire quotidiennement l'Action Française et qui avaient pu constater que l'organe du nationalisme intégral avait depuis belle lurette relégué au magasin des accessoires ‘notre affectionné Philippe’, sa gamelle légendaire, sa couronne en papier mâché et son sceptre en carton-pâte. 

Aujourd'hui Léon Baudet n'hésite plus à jouer cartes sur table, au risque d'abattre le roi. Dans un article intitulé ‘Réagir ou périr’, revendiquant l'honneur d'avoir renversé Briand, il affirme que selon les règles du jeu parlementaire, Millerand eût dû lui offrir le pouvoir, et il laisse entendre qu'il l'eût accepté sans barguigner.

Léon Daudet, ministre de l'Intérieur, président du Conseil, avec Jacques Bainville au Quai d'Orsay, Robert Leconte aux finances, Maurras à la justice, Villain à l’enseignement technique et Pujo à l'agriculture, qui à défaut de bras n'aurait plus manqué de pieds. Daudet, siégeant au Conseil des ministres, à la droite de Millerand, sous le buste de Fallières. Daudet présidant le banquet du Comité Mascuraud, et haranguant les classes moyennes au nom du gouvernement de la République ! »

Henry Torrès l’avocat collabore de temps à autres à divers périodiques, rappelant des faits judiciaires, donnant son avis sur des aspects juridiques. Périodiques qui se font l’écho, aussi, de lettres qu’il a pu envoyer. Comme ici, le 4 avril 1930, le quotidien L’Œuvre, qui publie une lettre que « Me Henry Torrès vient d’adresser à M. Léon Daudet […] » ; et par laquelle donc, l’avocat de 1930 entre en écho avec le journaliste de 1922 : 

« L'Action Française, depuis sa fondation, n'a rien appris ni rien oublié. La campagne sur l'Affaire Dreyfus atteste son obstination à ne pas se rendre à l'évidence des preuves les plus éclatantes.

Voulez-vous confronter publiquement votre opinion avec la mienne ? Je vous propose une conférence contradictoire que nous tiendrions au premier jour sur l'Affaire. Temps de parole : une heure pour vous, une heure pour moi. Réplique : un quart d'heure chacun. La moitié des billets d'entrée remise à chacun de nous pour être répartie par nos soins et sous notre responsabilité réciproques. Aucune place de faveur, la recette devant être intégralement versée aux sinistrés du Midi.

S'il vous plaît de prévoir sur une base paritaire une sorte de comité arbitral pour l'organisation de la conférence, je choisis quant à moi, comme arbitres, deux des quatre personnalités intervenues pour obtenir votre grâce : M. Herriot et M. Daladier, vous laissant libre de désigner les deux autres.

L'ordre de parole est en général réglé par tirage au sort, mais je suis prêt à vous faire reste de raison. »

Henry Torrès a collaboré antérieurement à L’Œuvre, dans une rubrique « Points de vue et façons de voir ». Il y a fait notamment valoir son « Plaidoyer pour le droit d’asile », le 17 janvier 1927, au travers des cas de Francisco Ascaso, Buenaventura Durutti et Gregorio Jover, « militants libertaires menacés d'être livrés, en dépit du droit, à la police de la République Argentine » – une affaire sur laquelle il reviendra ensuite. Puis L’Œuvre prendra une importance certaine dans sa trajectoire journalistique, puisqu’il en devient le « directeur politique » en juillet 1931, et y publie pendant plusieurs mois des articles de commentaire politique vigoureux.

Ces mots qui ont à jamais scellé ses qualités d’avocat, sa célébrité, ces mots le conduisent aussi à s’exercer à d’autres genres plus étonnants, telle que la comédie. En 1929, l’hebdomadaire littéraire Gringoire annonce dans ses colonnes – et à grands renforts d’encadrés publicitaires – une comédie en trois actes de Bayard Veiller, Le Procès de Mary Dugan, dont l’adaptation française est signée de Henry Torrès et Horace de Carbuccia. Le second est le directeur de l’hebdomadaire. Beaucoup plus tard, en 1956, Torrès adaptera, avec Paule de Beaumont, Témoin à charge d’Agatha Christie. 

Entre-temps, et avant ses responsabilités à L’Œuvre, les Lettres ont attrapé avec détermination sa manche d’avocat : il revêtira régulièrement l’habit du critique, littéraire, puis théâtral, pour Gringoire – dont il devient par ailleurs le conseiller juridique. Le 29 novembre 1929, la rubrique « Les Lettres » de cet hebdomadaire s’ouvre par le chapô suivant, signé de son directeur : 

« Notre ami, le célèbre avocat Henry Torrès, me parla l'autre jour avec enthousiasme du livre de P. Loëwel sur le Palais. J'ai pensé que nul n'était plus qualifié que lui pour présenter ce nouvel ouvrage à nos lecteurs. 

C'est pourquoi je lui cède, aujourd'hui, bien volontiers mon tour. » 

Un passage de sa critique sera ensuite utilisé par Gallimard pour la publicité de cet ouvrage paraissant à ses éditions : c’est dire la notoriété de Torrès – non du critique, mais de l’avocat, dont journaux et éditeurs ont saisi sans peine les subsides avantageux qu’ils pourraient en tirer. Une notoriété dont témoignent aussi les préfaces qu’on lui commande, telle celle aux Grands procès de l’année du chroniqueur judiciaire Géo London en 1930.

Le 17 janvier 1930, toujours dans Gringoire, on relève un autre chapô, ouvrant cette fois-ci la rubrique « Nos soirées » et signé par Joseph Kessel : 

« Partant pour un voyage assez long, j’ai demandé à Henry Torrès de me remplacer ici. Sa caste expérience du cœur humain, son originalité d’esprit sont de sûrs garants auprès des lecteurs de Gringoire qu'ils ne perdront pas au change. » 

Sa première chronique s’intitule « Une revue à Montparnasse » et conte les impressions de Torrès sur des spectacles vus rue de la Gaieté ; accompagne son papier un portrait de lui, signé Bib (pseudonyme de Georges Breitel). Kessel ayant prévenu de son « voyage assez long », on retrouve donc chaque semaine l’avocat dans le rôle du critique théâtral, occupation qu’il nomme sa « charge intérimaire » (7 février 1930) et qui, bien que devant être cantonnée à Paris, l’emmène parfois sur les routes de France, à Nice ou à Cannes par exemple. 

Même, en février 1930, à Berlin, à l’occasion d’une conférence qu’il prononce à l’ancienne chambre des seigneurs de Prusse. Il en profite pour se rendre au célèbre théâtre Lessing, dans lequel il assiste à la représentation de L’Affaire Dreyfus, de Hans J. Rehfisch et Wilhem Herzog, « grand événement théâtral de la saison berlinoise ». 

La place est tant occupée, que sa collaboration s’enracine dans Gringoire : on y annonce, bien placée dans le sommaire, « La critique théâtrale, par Henry Torrès » – titre de rubrique parfois modifié en « critique dramatique » ou en « Le théâtre ». 

Et quand il n’a rien à se mettre sous son œil acéré, il se permet d’évoquer des souvenirs… Ainsi le 17 juillet 1931, voici ce que l’exorde de sa critique annonce et justifie :

« La saison se traîne mélancoliquement jusqu'aux vacances et, dans la carence de l'actualité, il me plaît de dédier cette chronique à notre commun anniversaire. 

Enfant trop épris de la Révolution, j'ai assisté, au printemps de 1902, à l'une des représentations du 14 Juillet, de Romain Rolland, données par Gémier au Théâtre de la Renaissance. » 

Mais une fois n’est pas coutume : que de pièces contemporaines le critique théâtral aura abordé, loué, éreinté pendant les années où il s’adonnera avec un plaisir évident à ce genre journalistique ! Il rend par exemple compte d’une pièce d’Armand Salacrou, Patchouli, « très mauvaise pièce, exaspérante parfois et toujours ennuyeuse », de L’Equipage de Joseph Kessel mis en scène par Georges Delance ; citons aussi Langrevin père et fils de Tristan Bernard, La Robe rouge d’Eugène Brieux, Cette vieille canaille de Fernand Nozière, Trop vrai pour être beau, de George Bernard Shaw mis en scène par Rodolphe Darzens, Intermezzo de Jean Giraudoux sur une musique de Francis Poulenc, Liberté provisoire de Michel Duran. 

Aucune hiérarchie ne le guide dans ses choix, et il butine d’un auteur à l’autre, semblant très tôt rompu à ce genre journalistique, mêlant quand cela est nécessaire analyse de l’œuvre théâtrale, analyse de la mise en scène et verdicts sur le jeu des comédiens ; s’arrêtant d’autres fois plus spécifiquement sur celui-ci quand l’admiration charrie un flot de mots des plus laudatifs. 

Ecrivant le 11 décembre 1931 sur la représentation de Fanny de Marcel Pagnol, il loue avec dithyrambe les comédiens, dont Harry Baur, « acteur puissant et hardi » ; dont Orane Demazis dans le rôle de Fanny, qui « a encore ajouté à son rôle qu’elle pare d'une humanité plus profonde. Accord intuitif d'une grande artiste au ton d'une œuvre qui, dégagée des intentions moralisatrices de son dénouement, atteint, à travers le sourire du dialogue, au plus beau et au plus pathétique théâtre ».

Le 8 mars 1935, il salue la pièce de Maurice Rostand, Le Procès d’Oscar Wilde, pourtant habituellement « enclin […] à des simplifications excessives […] » et qui « par une intuition de poète, nous a restitué avec une scrupuleuse sobriété le drame atroce vécu par son héros ». Les comédiens y sont encensés, et le même Harry Baur porté au pinacle de son art : 

« M. Harry Baur campe un Oscar Wilde qui restera l'une des plus saisissantes compositions de sa glorieuse carrière. Ce très grand artiste atteint à une sûreté et à une économie de moyens presque miraculeuses. 

Jouant en dedans, il arrive néanmoins à exprimer avec une intensité et une justesse poignantes les moindres nuances de son personnage. M. Harry Baur crée véritablement chacun de ses rôles. Il se transforme et se renouvelle sans cesse à l'encontre de tant de vedettes qui sont prisonnières de leur succès et esclaves de leur image. »

Harry Baur, dont il fera dans sa critique du 26 juillet 1935 consacrée au bilan de l’année théâtrale, « le plus prestigieux des avocats » pour la cause d’Oscar Wilde. 

Un acteur dans lequel Henry Torrès voyait peut-être son alter-ego, lui qui sut si bien se draper dans divers habits, sans jamais sacrifier la pensée pour le style, sans jamais brader ses idées pour un usage frauduleux des mots. L’avocat voisinait sans cesse avec l’amoureux des Lettres, avec l’amoureux du commentateur politique, unissant quand il le pouvait l’un et l’autre, corrélés à son combat inextinguible pour les droits de l’homme. 

A l’occasion du vingt-huitième anniversaire de la mort d’Émile Zola, il prononça un discours à Médan, qui fut reproduit dans le numéro du 10 octobre 1930 des Cahiers des droits de l’homme. Quoi de mieux que de terminer ici avec cet extrait, véritable formule, aphorisme que le lecteur d’aujourd’hui pourra longtemps méditer. La fulgurance de la plume ne connaît pas de prescription :

« Si trop d’inquiétude nous assaille, ne doutez pourtant de notre ferveur. Nos pas sont plus sûrs que nos chemins. »

Pour en savoir plus : 

Henry Torrès sur le site du Maîtron

Anne Mathieu est historienne, maîtresse de conférences habilitée à diriger des recherches à l’université de Lorraine (site de Nancy) et membre de l'Equipe Telem de l'Université Bordeaux Montaigne.