Comment expliquer, dans ce cas, qu’on ait en tête cette représentation d’une boucherie désordonnée ?
Je pense que c’est en partie lié à une forme de mépris de classe qui dirait que seul le peuple, une « foule suivant ses bas instincts », est capable de tuer avec un tel niveau de violence. Ce que je montre dans mon livre, c’est que les principaux tueurs sont des bourgeois bien intégrés socialement et économiquement, pas du tout des membres des catégories populaires. Il y a une grande rationalité et une grande expertise dans la mise à mort par ces hommes de leurs voisins, qui peut tout à fait se dispenser de mouvements de foule.
« Les notaires sont d’une neutralité technique assez déroutante : que vous mourriez de votre belle mort ou déchiqueté par la foule, leurs formules juridiques neutralisent ce contexte. »
Dans cette micro-histoire de la Saint-Barthélemy, existe-t-il de votre part une volonté de restituer leur destin individuel aux victimes comme aux tueurs ?
J’ai été très marqué par ce que l’historien polonais Jan T. Gross a écrit sur les massacres de Juifs en Pologne en juillet 1941 : « Il faut rester assez lucide et se rappeler que, pour chaque meurtre, il n’y a qu’un seul responsable : le meurtrier ou le groupe des meurtriers. » Je m’en suis inspiré pour essayer de vraiment singulariser les individus, leur donner des noms et de la chair.
En ce qui concerne les victimes, le livre s’ouvre sur une femme dont j’ai découvert l’histoire grâce au martyrologe de Simon Goulart, un pasteur protestant : « Le commissaire Aubert [...] remercia les meurtriers qui avoyent massacré sa femme. » Cet anonymat m’a blessé, j’ai voulu le trouer : j’ai fini par trouver le nom de la victime, Marye Robert, et son inventaire après décès. Je ne considère pas que cette idée de citer les noms des vaincus, qui est aussi liée à ma lecture de Walter Benjamin, comme un grand progrès historiographique, mais plus comme une œuvre de piété et de justice pour les disparus, un procédé qu’on retrouve, par exemple, avec les murs des noms des victimes de l’Holocauste.
Je fais la même chose de l’autre côté pour les tueurs en essayant cette fois de contribuer à les mettre dans la lumière, eux qui ont toujours vécu par la suite dans la discrétion sans jamais être inquiétés : ils s’appelaient Thomas Croizier, Nicolas Pezou, Claude Chenet, et pour moi, il est vraiment très important de donner leurs noms.
Le sort de la femme du commissaire Aubert, raconté par Simon Goulart dans ses Mémoires de L’Estat de France sous Charles Neufiesme, 1579 – source : Gallica-BnF
Ces noms de victimes et de bourreaux vous ont-ils obsédé pendant votre enquête ?
Quand on lit un nom une seule fois, il peut s’agir d’une pure fiction, mais quand on le recroise, on commence à sentir l’histoire. Et pour se mettre en condition de recroiser ce nom, il faut dans un premier temps être obsédé par lui. Comme je n’ai pas une très bonne mémoire, j’ai lu cent fois la liste de Simon Goulart pour que cela fasse « tilt » quand je recroisais ces noms ou ces professions aux archives, comme le commissaire Aubert, dont je ne connaissais pas le prénom de la femme. J’aurais tout à fait pu passer à côté de l’inventaire après décès de Marye Robert si je n’avais pas fait cet effort mnémotechnique parce qu’il ne dit absolument rien de sa mort.
Les notaires sont d’une neutralité technique assez déroutante : que vous mourriez de votre belle mort ou déchiqueté par la foule, leurs formules juridiques neutralisent ce contexte.
Cet apprentissage doit donner un côté jeu de pistes à l’enquête historique.
Des fois, c’est désespérant. Il y a des victimes que je n’ai jamais retrouvées parce que leur nom est trop banal : si une victime s’appelle Antoine Martin, il y aura trop d’occurrences, alors que ce sera plus facile si le nom, la profession ou l’adresse sont rares. On a aussi des problèmes de paléographie qui font que certains noms sont tellement déformés qu’on a du mal à identifier la personne. Dans les sources, le nom d’un des tueurs, Claude Chenet, est écrit Chave, Chasney, Chesnet... Il m’a fallu m’intéresser à son prénom, Claude, plus rare, et à sa profession, brodeur, pour identifier que c’était bien la même personne responsable de centaines d’arrestations et d’exécutions et non pas une trentaine de personnes différentes.
Votre livre laisse par ailleurs transparaître, pour reprendre le titre d’un livre de l’historienne Arlette Farge, un profond « goût de l’archive ».
Très vite, dès ma thèse, j’ai vraiment voulu travailler exclusivement sur archives, et pour ce livre aussi. Je ressens cette émotion très grande de m’approcher le plus possible de ce qui reste des disparus et de l’histoire. Un inventaire après décès, par exemple, est très émouvant : on touche de très près les biens des disparus, leur vaisselle, leurs draps, leurs robes, leurs livres, leurs dettes. Je ne ressens pas du tout la même mise en communication avec le passé en lisant des livres du XVIe siècle qu’en lisant des archives. L’archive me donne l’illusion de vraiment me rapprocher des hommes et des femmes de cette époque-là.
« J’ai trouvé des dizaines d’actes par lesquels des individus attestent que leur voisin, en réalité protestant, est un bon catholique afin de le sauver. »